Thursday, May 02, 2013

The Knife, à couteaux tirés

Sept ans après Silent Shout, le duo suédois The Knife revient avec le très attendu Shaking the Habitual. Un des albums electro les plus fous et radicaux de 2013 qui tente d'exploser les frontières des genres, identitaires et musicaux. “Karin, Olof ? C'est bien vous ?” La rencontre se déroule sur skype. A l'heure dite, nous voilà connecté à deux pseudos énigmatiques, l'un localisé dans les environs de Stockholm, l'autre plus bizarrement au Barheïn, en plein milieu du Golfe persique. La caméra reste désactivée. On espère donc juste bien parler aux intéressés. “De toute façons, est ce que cela a une réelle importance que ce soit vraiment nous ?”, lance Olof Dreijer – ou son avatar. Lui et sa sœur aînée Karin Dreijer Andersson se mettent à glousser comme deux gamins, contents de leur effet. Quinze secondes d'interview et nous voilà plongé au cœur d'une des problématiques préférées de The Knife : le masque, l'identité et sa représentation. Que se cache-t-il derrière le masque ? Qu'est ce qui nous définit en tant qu'individu ? Existe-t-il autre chose que des masques ? Ces dix dernières années, depuis que les deux Suédois élevés aux disques de jazz et de musique non-européenne de leur père ont décidé de faire de la musique, le duo a majoritairement avancé masqué et multiplié les identités. Il y a eu la période oblongue, avec un masque en forme de long bec d'oiseau noir, la période bleue, plus futuriste, sans oublier l'épisode, ou Karen, en plein délire Linder Sterling/Mars Attacks s'était recouvert le visage de viande dégoulinante à la télé suédoise. Jamais ou rarement (ils apparaissent furtivement dans certains de leurs clips) The Knife au naturel, en chair et en os. Au fil des années, le duo, qui a crée son propre label Rabid et possède un contrôle total sur sa musique a radicalisé sa démarche, répondant de moins en moins aux sollicitations de la presse. Toute demande de session photo se voit ainsi systématiquement refusée ou détournée. Dans le magazine Dazed de ce mois, ci, le groupe qui fait l'objet d'une longue story, a ainsi en guise de portrait collé des photos de leurs propres visages adolescents sur ceux d'enfants de 12 ans, pris dans un gymnase. Idem pour la promo. Il y a quelques semaines, le duo suédois a tout planté et décidé d'accorder ses interviews via Skype. “On trouvait ça absurde, coûteux et inutile de prendre des avions à travers l'Europe ou de faire se déplacer des gens”, explique Olof. Ils préféraient également se concentrer sur leur nouveau live. Ça fait six ans, depuis la sortie de leur troisième album Silent Shout, un disque d'electro noire, flippante et nerveuse qui n'a toujours pas pris une ride, que le groupe s'était fait plus discret, sans pour autant disparaitre. Un opéra darwinien, l'ambitieux et singulier Tomorrow in a Year (2010), réalisé avec le concours de Mr Simts et de Planning To Rock, leur avait permis d'exprimer leurs pendants les plus expérimentaux. Karen en a également profité pour monter un projet solo et plus dowtempo, le génial et glaçant Fever Ray, qui a obtenu presque plus de succès que The Knife et concurru à re(faire) découvrir le groupe. “Fever Ray m'a beaucoup changée, poursuit Karen. J'ai appris énormément au niveau de la technique, de la production. Ça a été très positif de faire l'expérience de ce moment où tu n'as pas à discuter avec les autres, où tu décides de tout.” C'est surement ce radicalisme, ce jusqu'au-boutisme et cette curiosité perpétuelle qui expliquent aujourd'hui l'influence, gigantesque, du groupe et le quasi fanatisme de son public. Les places mises en vente pour la tournée européenne de Shaking The Habitual se sont évaporées en une journée. “On ne s'attendait vraiment pas à un tel engouement, poursuit Olof. C'était difficile pour nous de mesurer l'attente.” Dans cette époque de profonde mutation industrielle (musicale mais évidemment bien au delà), où les ventes de disques chûtent, où les formats sont remis en question et où groupes et maisons de disques ne savent plus vraiment à quel saint de vouer, The Knife semble un de ces ilots- laboratoires qui affirme au contraire sa vision avec une grande netteté. On ne compte plus les artistes qui disent avoir été influencés par le groupe, son esthétique et son positionnement avant-gardiste. “Depuis leur premier album, on retrouve ces voix énigmatiques, bizarres, qui leur ont donné tout de suite une identité forte et reconnaissable, unique. Ils remettent en question leur musique à chacun de leurs albums et évoluent avec leur temps. Ils ont une grande influence sur la musique électronique”, explique la DJ et productrice Chloé. Beth Ditto, la chanteuse de Gossip qui a repris sur scène à de nombreuses reprises Heartbeats, le premier tube de The Knife, extraits de leur deuxième album Deep Cuts (2003) les tient ainsi pour le “meilleur groupe au monde” : “Je me reconnais dans leur musique, leur valeurs. Leur musique me donne la sensation d'être connectée à quelque chose de beaucoup plus grand. Ils sont politiques, féministes, profondément humains. Je les vois comme les Slits de notre génération : ils ont créé un son, un genre musical impossible à reproduire mais dont on sent l'influence partout. Ils innovent sans cesse sans qu'il n'y ait rien de forcé, musicalement ou visuellement.” Ce nouvel album Shaking the Habitual ne déroge pas à la règle et radicalise encore la démarche. Il sonne comme ce que le groupe a fait de plus personnel, de plus ambitieux – et de moins accessible. Pour le composer, Karin et Olof avoir eu besoin de retrouver l'envie au sens organique, physique du terme (“lust” en anglais). Dans une vidéo postée début décembre, qui reste un des plus beaux teasers d'albums aperçus depuis longtemps, ils expliquent : “La musique peut être tellement vide de sens. Nous devions retrouver l'envie. Nous avons demandé à nos amis et amant(e)s de nous aider.” L'esthétique de la vidéo est très proche de celle du clip de Pass This On, un de leurs meilleurs à ce jour, où une transexuelle chante la triangulation du désir dans un karaoké suédois. Talons hauts, robes glams près du corps et longues perruques blondes et rousses, Karin et Olof assis sur des balançoires envoient leurs corps dans le vide. Un sentiment proche de celui ressenti par l'auditeur qui s'apprête à plonger dans Shaking The Habitual. Inutile de rechercher dans ce disque les ambiances calypsos de Deep Cuts (2003) ou les formats froid et technoïdes mais encore un peu chansons de Silent Shout (2007). Produit entre leurs deux studios de Stockholm et Berlin, Shaking the Habitual est un ouragan sonore et sensoriel de presque cent minutes, qui prend à revers attentes et conventions. Pas de tube, ni de format pop, mais des longs tunnels de neuf minutes totalement ecstasiés et débridés dont s'échappent, comme dans un trip, des textes crus et politiques qui donnent à l'ensemble un air de manifeste. La seule façon d'aborder ce disque fou, hors norme est d'accepter le contrat narratif proposé par Karin sur le furieux et inaugural Tooth for an Eye : s'abandonner, croire. “I’m telling you stories /Trust me”, profère-t-elle d'une voix robotique, reprenant un vers de Jeannette Winterson, une de leurs auteurs préférées. “Nous avons lu énormément d'auteurs féministe et de théoriciennes de genre, telles que Judith Butler ces quatre dernières années. Olof les étudiait à l'université et nous avons partagé ces lectures, précise Karin. Elles ont totalement structuré notre façon de lire et d'envisager la société.” Politiquement, esthétiquement, l'entente entre le frère et la sœur est presque fusionnelle. Leur séances en studios ressemblent à de longues improvisations entrecoupés de discussions à n'en plus finir sur ce qu'ils ont vu, lu, vécu ou pensé du monde qui les entoure. “Si on regarde de manière globale, c'est triste et très frustrant, explique Olof. La mobilité des gens est totalement déterminée par la couleur de leur peau, leur origine, leur sexualité. Mais il y a énormément de bonnes initiatives, nous sommes entourés par beaucoup d'artistes et d'amis qui mettent en place des façons de vivre moins hétéro-normées.” Leur disque, “féministe et socialiste”, tant dans son esthétique que dans son mode de production en est le reflet. La chanteuse américaine queer Light Asylum prête ainsi sa voix puissante à Stay Out There dont le texte a été écrit par l'artiste Emily Rosdon, une proche de JD Samson (ex- Le Tigre). Pour l'artwork du disque, The Knife a fait appel a Liv Strömquist, une auteur de comic queer suédoise. A l'intérieur du CD, on trouve deux bandes dessinées hilarantes, dans lesquelles elle tente d'endiguer le problème de “l'extrême richesse dans le monde”. Le clip de Full Of Fire, premier extrait du disque, est signé par Marit Ostberg, une réalisatrice de porno queer suédoise, remarquée pour sa participation au film Dirty Diaries, qui tentait de repenser la représentation de la pornographie. Pour Full Of Fire, Ostberg a conçu un long trip visuel, parfait concentré du monde vu par The Knife : on y croise dans les rues de Stockholm des corps jeunes, vieux, des jeunes qui manifestent ou encore des motardes SM qui se livrent à une séance bondage en plein air. Neuf minutes intenses pendant lesquelles Karin répète comme un mantra une des grandes questions de ce disque sauvage, rêche et indompté : “Quand tu es en feu, quel l'objet de ton désir ?”. Peut-être quelque chose de plus complexe qu'une chanson avec couplet, un refrain et une mélodie semble répondre le duo avec cet album. Peut être un sujet qui se définit autrement qu'un homme ou une femme, et refuse ces catégories socialement et hétéro-normativement définies. Quelque chose qui, loin des habitudes, se trouve dans les marges, les contre-allées, les zones d'ombre encore inexplorées. Album Shaking The Habitual (Rabid/Cooperative/Pias) www.theknife.net