Sunday, November 12, 2006


FUN HOME, d'Alison Blechdel

Jusqu'alors, on connaissait Alison Bechdel pour Dykes to watch out for, une série de petits comics narrant avec humour les aventures d'une bande de copines lesbiennes. Elle publie aujourd"hui Fun Home, une des meilleures autobiographies en bande dessinées depuis Maus de Spiegelmann ou Persépolis. Un bouquin formidable et poignant sur la relation père-fille (un sujet rarement traité de façon intelligente) et la difficulté de se construire sur un non-dit. le livre est publié chez Denoël Graphic, vaut 20 euros et est à acheter de toute urgence.
J'ai profité de son passage à Paris le 26 octobre 2006 pour interviewer Alison Bechdel. Je la rejoins Rive Gauche, rue du cherche- midi à son hôtel. Alors que je feuillète distraitement Madame Figaro qui tente de me convaincre que vraiment, Charlotte Gainsbourg est formidable, elle surgit, vêtue de noir, l'allure sportive, le cheveu court. Il est 15 h, elle sort de son court de yoga.

Fun Home a recu des crtitiques dithyrambiques aux Etats-Unis. Ça vous a surprise ?
Oui. Beaucoup. Je fais des comics depuis presque 25 ans et je n’ai jamais bénéficié de ce genre de couverture. Mes livres étaient lus par un public spécifique et restreint : lesbiennes, gay. Je n’ai jamais eu cette attention de la part du mainstream. Ça a été un choc.

Vous avez pensé que votre travail passé n’intéressait pas les gens ? Que vous aviez changé quelque chose dans votre travail ?
Ça m’a questionné ! Mon travail passé était-il mauvais ? je pense tout de même que la raison principale c’est que mes comics étaient queer, et tournés vers ce public là. Peut être que maintenant les gens vont s’intéresser à mes premiers livres…Je pense qu’une des raisons pour lesquelles Fun Home a eu autant de succès c’est parce que c’est un roman familial. Les gens raffolent d’histoires vrais sur les familles « dysfonctionnelles»..Les romans graphiques sont devenus très populaires aux Usa. Je pense que mon livre est sorti au bon moment.

Vous avez aussi dit aussi qu’il y avait actuellement une coïncidence entre cette popularité nouvelle des comics et le fait que les gens étaient prêts pour les histoires gais et lesbiennes.
Oui. Les comics et les gays et lesbiennes ont en commun d’avoir été regardé de haut, critiqué avant aujourd’hui de devenir plus fréquentable et acceptés. Fun Home est une histoire queer, même si cela parle de la relation d’un père et de sa famille.

En parlant d’acceptation ou du moins de représentation mainstream, que pensez-vous de L Word ?
Je n’ai pas vu toute la série. J’ai loué certains DVD. Les auteurs de cette série ont un challenge intéressant à relever : L Word est une série très grand public, regardée par beaucoup d’hommes. Donc ils faut qu’il les titillent, comme dans la saison 2 où il y a beaucoup d’épisodes de ce genre. Mais ils distillent aussi dans leurs scénarios des problématiques et histoires qui s’adressent directement aux lesbiennes. C’est intelligent, et drôle. Je pense que les lesbiennes n’auraient jamais pu se voir à la télé sans ce compromis. Elles n’auraient pas eu les moyens de se financer . le public est trop restreint.

Vous pensez ?
Oui. Je ne sais pas. L’industrie télé le pense, et c’est ça qui est important !!

Est-ce la première fois que vous êtes publiée par une grosse maison d’édition et plus une indépendante ?
Oui. Cela a aussi beaucoup joué dans le succès du livre. Ca a été une expérience géniale parce qu’il y avait des dizaines de personnes qui bossaient sur mon livre. Jusque-là j’ai toujours travaillé avec des petites structures , avec une ou deux personnes qui faisaient tout, avec beaucoup de passion il est vrai. Mais quand tu as la possibilité d’avoir une personne qui travaille uniquement à concevoir la couverture, c’est une chose merveilleuse.

Comment avez-vous commencé à dessiner ?
J’ai toujours dessiné, comme tous les enfants. La différence c’est que je ne me suis jamais arrêtée. Je voulais devenir dessinatrice quand j’étais enfant mais en vieillissant j’ai eu l’impression que c’était impossible : c’était trop dur, presque personne ne trouvait du travail dans ce secteur. Les journaux employaient très peu de dessinateurs et quand c’était le cas les gens en place le restaient pendant 30 ans ! J’ai pensé un temps devenir graphiste. Je suis finalement devenue dessinatrice de BD, presque par hasard.
Quand j’ai fini la fac, j’ai commencé à faire ces dessins de lesbiennes. Parce que je ne voyais nulle part dans les livres des femmes qui me ressemblaient. J’ai eu envie de voir des images, des représentations de moi-même. J’ai commencé à les publier gratuitement dans des petits fanzines gays. Je venais de terminer la fac. Je travaillais à côté, des boulots alimentaires, stupides. Quand j’ai eu trente ans, j’ai réussi à vivre de ma BD.

Vous vous êtes lancée dans la série des Dykes to watch out for, un titre qui en anglais joue signifie à la fois « à suivre » et « à surveiller ». Vous trouviez que les lesbiennes étaient des êtres « à surveiller » à l’époque ?
Je voulais en effet exprimer la peur, la dimension un peu sécuritaire qu’il y avait envers les lesbiennes et aussi encourager les gens à les regarder. Ma première motivation c’était de les rendre visible.

Qu’est ce qui vous a décidée à écrire Fun Home ?
C’est une histoire que je voulais raconter depuis longtemps. Mon père est mort. Un an après, j’ai réalisé à quel point cela pouvait constituer une histoire intéressante. Mais je n’avais pas à l’époque ni l’aptitude artistique, ni le recul nécessaire émotionnellement. C’était aussi très difficile parce que c’était un secret de famille. Révéler que mon père était gay et qu’il s’était suicidé. Vingt ans ont passés et les mentalités ont changé. Cela ne semblait plus si terrible de dire que mon père était gay !

L’avez-vous à un moment envisagé comme un roman ?
Quand j’étais plus jeune c’est vrai que c’était pour moi la seule façon de penser cette histoire. Mais je ne pouvais pas le mettre en mots.

La littérature reste le domaine de votre père ?
Oui. Je pense que je suis devenue dessinatrice de BD pour ne plus avoir à encourir le jugement, l’œil critique de mon père. Et aussi de ma mère. Tous deux aimaient vraiment la littérature, la poésie. Je ne pouvais pas me mesurer à ça.

Dans votre famille, il semblait vital que chacun d’entre vous trouve sa propre forme d’expression artistique, bien distincte de celle des autres.
Oui. Nous étions aussi très isolés les uns des autres. C’était très intellectuel.

Ce livre est votre façon d’enterrer votre père ?
Oui. Pour moi c’est ma façon de l’enterrer, d’honorer sa mémoire. Son enterrement réel m’a semblé faux, vide de sens. Cela ne ressemblait pas à mon père. Fun Home est une façon d’envisager la vie et la mort de mon père.

Est-ce en même temps une extension du journal que vous teniez petite fille ?
Oui. Il est tout aussi obsessionnel que l’était mon journal ! Il y aussi la nécessité commune aux deux projets de dire la vérité. La raison pour laquelle j’ai commencer à employer ce signe (une sorte d’accent circonflexe NDLR) synonyme pour moi de « I Think», c’était parce que j’avais peur que ce que j’écrivais ne soit pas totalement vrai.

Vous n’aviez pas confiance en vos émotions ?
Oui d’une part et aussi parce que j’ai grandi dans une maison où il y avait des mensonges. C’est comme ça que j’interprète ce signe aujourd’hui.

Dans le livre vous montrez aussi une photo de votre père en maillot et une deux vous, prises à 20 ans d’intervalle. Et vous écrivez « quelle traduction parfaite ». Vous vous êtes concue comme une traduction de votre père ?
C’est très juste. Et j’aime beaucoup l’idée de traduction. Tout langage est affaire de traduction, ça n’est jamais exactement ça. Il y a toujours un manque. Un des sujets du livre pour moi est ce fossé qui existe entre notre être intérieur et extérieur et comment nous essayons d’utiliser le langage pour le combler. Mais le pont n’est pas parfait

Vous aimez beaucoup les dictionnaires, non ?
Oui, j’adore. Il vient de m’arriver un truc incroyable. Mon éditeur m’a envoyé un mail pour me dire qu’ils voulaient que je fasse partie d’un collège d’experts des mots . Ce sont des linguistes, écrivains auquel le dictionnaire fait appel quand ils se posent des questions sur les mots. Ce collège discute des problèmes, vote. Je pense que mon obsession des définitions et des dictionnaires vient de cette envie de communiquer précisément. J’ai toujours voulu être aussi précise que possible

Ce n’est pas très commun qu’un comic soit aussi bavard
Oui. Les puristes trouvent qu’il y a un peu trop de mots. Mais je m’en fiche, c’est façon de faire. Mon livre intéresse aussi, parce qu’il est si écrit, des gens qui ne lisent jamais de BD.

Avec votre père, les livres étaient devenues une façon d’échanger des sentiments
Oui c’était un medium nécessaire entre nous. En même temps, je détestais que mon père me dise sans cesse quoi lire. Un des plaisirs de la littérature, c’est la découverte. Sinon, ça gâche un peu le plaisir.

Avez-vous déjà souhaité que votre père soit moins cultivé ?
Oui ! c’est drôle parce que bien sûr c’est une chance de grandir aux côtés de qqn de cultivé. Mais j’ai résisté très longtemps. J’ai 46 ans, je viens de commencer à lire de la poésie. Mon père était fan de poésie, j’ai donc détesté ça pendant très longtemps. Il a voulu vivre beaucoup de choses à travers moi.

Avez-vous déjà souhaité que votre père soit hétéro ?
Non.

C’était difficile pour vous, entant que lesbienne de grandir avec un père gay ?
Je ne savais pas qu’il l’était, même s’il était très féminin !J’adorais sa féminité. Aujourd’hui j’entretiens avec lui une proximité posthume, très forte. Parce qu’il était gay. Un des trucs que je regrette vraiment c’est qu’on ait pas pu rentrer dans ce bar gay ensemble lui et moi. Souvent je rêve que j’entre dans un bar gay avec mon père !

Vous travaillez d’une façon très particulière : Avant de les dessiner vous prenez en photo toutes les situations représentées, et mimez les positions des personnages.
J’ai réalisé que j’allais plus vite. Par exemple pour celle-là je suis allée dans la forêt derrière ma maison ….ce n’est pas facile de dessiner l’anatomie humaine.

D’où vous vient l’habitude de prendre les photos ?
Cela fait longrtemps. Je le faisais avec des polaroïds lais c’était devenu trop cher. J’ai eu un appareil numérique en 2002 et depuis je c’ets plus facile.

Vous avez recrée les lettres, les photos de familles. Elles existent toutes ?
Oui. Je les ai un peu éditées pour qu’elles fonctionnent mieux.

Vos maîtres sont Hergé et Robert Crumb. Vous aimez Tintin ?
Beaucoup ! J’essaye d e lui ressembler d’ailleurs ! (elle touche ses cheveux). C’est drôle parce que ces deux artistes sont presque opposés. D’un côté la ligne claire d’Hergé de l’autre le détail fourmillant de Crumb. J’essaye que mon travail soit entre les deux. Hergé est un peu antiseptique, j’essaye d’être un peu plus chaleureuse. Mais j’aime sa précision.

Vous lisez beaucoup de BD ?
Non.

Et de livres ?
Pas trop pendant les sept dernières années que j’étais attelée à ce projet . Fun Home a vraiment pris toute mon énergie. C’est une forme d’art très exigeante.

Votre famille a lu le livre ?
Oui. Ils ne m’ont rien dit sur le livre en lui-même, sur l’histoire. Ils m’ont livré leurs émotions et c’était assez problématique. Ils n’étaient pas contents. Mais je pense que c’est le cas dans les histoires familiales il était impossible pour eux de le prendre objectivement. Ma mère particulièrement. Pendant que j’écrivais le livre, elle a cessé de me raconter des choses sur mon père. Elle avait compris que j’utilisais ses souvenirs comme matériaux et était contre.

Quels sont vos projets ?
J’ai envie de continuer dans le registre autobiographique. Je vais me pencher sur mes 20 ans. J’ai envie de parler de relations humaines et de ma propre expérience.

Propos recueillis par G.S., 26 octobre 2006