Thursday, June 19, 2008


LES PAS DE LOUISE

Après Louise Bourgeois, voilà une autre Louise, tout aussi passionnante : la danseuse Louise Lecavalier. Danseuse athlétique dans les années 80, handicapée par uen blessure à la hanche qui la met en retrait, Louise revient sur scène avec le chorégraphe Benoit Lachambre. A 50 ans, elle découvre les joies de l'improvisation.

Il y a quelques mois, en arrivant sur la petite scène à peine éclairée de la Ménagerie de Verre, Louise Lecavalier avait commencé par s’habiller, et enfiler sur son corps élastique un survêtement Adidas noir et jaune et une paire de runnings. On eut pourtant la sensation qu’elle se mettait à nu. En une heure de solo d’une lenteur extrême, qui disait à la fois l’effort, le dépassement de soi, la tentation de l’informe, la possibilité que le corps lâche, elle se livra à des contorsions inouïes, qui empruntaient à la fois au hip-hop, au yoga, au pilate et semblaient converger vers un seul but : repartir à la découverte d’une gestuelle personnelle, et renouer, à 50 ans, avec son identité de danseuse. Intitulé I is Memory, ce solo conçu par le chorégraphe canadien Benoit Lachambre, qui accordait énormément de place à l’improvisation, sonnait comme un nouveau départ, dans la carrière de Lecavalier, tranchant totalement avec ce qu’elle avait accompli jusqu’alors aux côtés d’Eduard Lock dans La La La Human steps. Pendant dix huit ans celle que l’on surnommait « la tornade blonde », en raison de l’énergie déployée sur scène, était devenue l’emblème de la danse du détail, de la perfection développée par Lock: une danse très athlétique, expression d’une démesure, qui repoussait sans cesse les limites du corps et demandant à ses interprètes d’exécuter des mouvements d’une rapidité folle. Sur scène, dans des spectacles tels que Human Sex (1985) ou Infante 1 et 2 (1991 et 1992) Lecavalier exécutait ainsi des mouvements d’une technicité époustouflante, enchaînant à l’infini ainsi des sauts périlleux sans élan. « J’ai adoré travailler avec Edouard, raconte Lecavalier, que l’on retrouve dans sa loge après une représentation au Festival TransAmériques de Montréal. Elle présentait Is you me, un spectacle dansé en duo avec Benoit Lachambre, que l’on peut voir cette semaine à Paris. Je ne regrette rien. Malgré cette rigueur chorégraphique, j’avais toujours ma liberté, je pouvais toujours trouver des espaces où mettre mon imaginaire. J’étais tellement intrigué par sa façon de bouger qui était très algue. Pour m’approprier ce langage, j’ai du travailler très fort ». A la fin des années 80 nombreux sont ceux qui la considèrent comme « la danseuse la plus brillante de l’époque ». Bowie, grand fan, l’invite à danser sur sa tournée Sound and Visions en 1990. Pendant longtemps, Lecavalier, originaire de Laval, la campagne Montréalaise, « la honte totale, la ville où il ne se passe rien par excellence » dit pourtant avoir eu du mal à se considérer comme danseuse. Elle raconte ainsi comment, après ses études de danse à Montréal, elle refuse la place de danseuse que lui propose une compagnie contemporaine. « Je pensais que je n’étais pas assez bonne », glisse-t-elle, avec un air de sauvageonne. Un syndrome qui la poursuit pendant dix bonnes années. En 1999, une vilaine blessure à la hanche l’oblige pourtant à mettre un terme avec sa collaboration avec Lock et à quitter La La La. « Cela a coïncidé avec le moment où Edouard à bifurqué vers le ballet. Et c’était une technique que je ne pouvais plus approcher, ma jambe ne pouvait plus. J’ai essayé de rester un temps mais je ne pouvais plus être avec les autres. Etre une île toute seule, c’est difficile. J’ai préféré partir et voir ce que je pourrais inventer seule. » S’en suit une longue période de remise en question, pendant laquelle Lecavalier réapprend à bouger petit à petit. « Il me fallait dix jours pour pouvoir reproduire un mouvement ». Elle pratique énormément le yoga, les pilates et travaille plus en longueur, en élasticité. Elle fait deux enfants. Une opération de la hanche achève de la remettre sur pieds. Sa rencontre avec Benoit Lachambre, qui vient de l’improvisation, joue un grand rôle dans son processus de réparation. « Quand j’ai appelé Benoit je connaissais très peu son travail. Je ne lui avais quasiment jamais parlé. Plus j’ai envie de travailler avec quelqu’un, moins j’ai envie de lui parler. Danser, cela passe par tellement autrement chose que des mots. C’est physique, il faut ressentir du plaisir à bouger ensemble. Je sentais que c’était un esprit libre, il me semblait proche, même si nos corps sont très différents.» Pendant plusieurs semaines, ils se retrouvent en studio et improvisent sans relâche, regardant le reflet de l’autre dans un miroir. Lecavalier, moins rompue à l’exercice que Lachambre, se sent bloquée, et pense qu’elle n’arrivera à rien. Peu à peu la confiance revient. « Un jour, nous avons fait une impro formidable, je ne me voyais pas, j’y allais à fond. Dans le miroir, j’ai vu son bras qui rentrait par erreur dans l’image et il y a eu un moment où ce qui était lui était moi, tout se mélangeait. De là est venu le titre Is You Me ». Quelques mois plus tard, à Montréal les deux danseurs évoluent sur un plan incliné, le visage dissimulé par une capuche, vêtus de vêtements de sport. Assis à un bureau à droite de la scène, le vidéaste Laurent Goldring dessine en live des formes, pleins vide, déliés, qui se surimpriment, par un procédé de vidéo-projection, sur les corps des danseurs et donnent une esthétique très BD à l’ensemble. Jouant de leurs contrastes physiques, elle frêle et élastique, lui plus imposant, évoluant souvent à l’horizontale, ils se mélangent, se quittent et composent un dialogue très contemporain qui interroge les notions de fusion, de perte, de distance entre soi et l’autre, comme pour tenter de quantifier ce qu’il reste de soi quand on s’abandonne à l’autre. Dans ce registre, Lecavalier est impériale. Dans sa loge, à la sortie du spectacle, elle avoue : « Depuis que j’ai mes enfants et que je suis guérie de ma blessure, j’ai l’impression que ça danse tout seul. J’ai pourtant mis un temps fou à dire que j’étais danseuse. J’étais douée mais je voyais le chemin à parcourir pour devenir une bonne danseuse. Je le vois toujours, c’est pour ça que je danse encore. »

Géraldine Sarratia, in Les Inrocks, juin 2008

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