Friday, May 16, 2008


DOUBLE PEINE


En articulant depuis ses origines les concepts de sexe et race, le féminisme noir américain constitue un apport théorique essentiel. Enfin traduits, ses textes fondateurs arrivent en France



« Woman is the nigger of the world » (la femme est le nègre du monde), chantait en 1972 John Lennon, quelques années après la révolution de 1968. Dans les bras de Yoko, John avait vu juste, mais avait oublié un détail : quid de la femme Noire ? Black feminism, première anthologie du féminisme africain-américain (1975-2000) à paraître France permet d’apporter quelques éléments de réponse, et de combler une énorme lacune. Constitués en objets d’études aux Etats unis depuis le début des années 80, parallèlement aux Women Studies ou aux Black Studies, les études noires féministes (Black feminine Studies) infiltrent et influent, tout comme les textes de la théorie queer, les textes et travaux des universitaires françaises depuis le début des années 90 et surtout 2000. Faute de traduction, leur existence, tout comme leur apport théorique restaient pourtant jusqu’alors inconnus du grand public. «Leur découverte a vraiment été comme un pavé dans la gueule pour les mouvements féministes et également antiracistes. Dans le milieu féministe intellectuel et / ou militant, les questions soulevées par le Black feminism correspondaient à la problématique émergente, qui était celle du croisement du sexisme et du racisme. Nous étions de plus en plus nombreux/ ses à se référer à ce corpus africain-américain », explique Elsa Dorlin qui a conçu, coordonné, et préfacé dans une longue et passionnante introduction, cette anthologie. Cette enseignante et chercheuse française (à Paris 1), philosophe, a publié l’an passé l’essentiel Matrice de la race. Recueil de dix textes écrits entre 1975 et 2000 par des universitaires, sociologues ou tout simplement militantes féministes noires américaines, Black feminism est une plongée théorique et politique, ainsi qu’un formidable témoignage sur deux siècles d’histoire des identités noires américaines. Mouvement héritier malgré lui de la fameuse « ligne de couleur produite par les systèmes esclavagiste, puis ségrégationniste ou discriminatoire », le féminisme noir trouve son origine dans une double exclusion, qui survient au 19 è siècle, au moment de la lutte pour les droits civiques aux Etats Unis. Au départ, mouvement féministe et lutte abolitionniste sont liées aux Usa : en 1830, de nombreuses associations féministes se mobilisent en faveur de l’abolition de l’esclave (Female Anti-Slavery society fondée en 1833). Très vite pourtant, une scission perverse intervient : ne pouvant supporter d’être reléguées plus bas que les anciens esclaves, les mouvements féministes blancs excluent la femme noire de la catégorie « femme ». « Dans cette configuration précise, explique Elsa Dorlin, un piège s’est refermé sur les femmes esclaves, qui n’ont considérées ni comme des femmes, ni comme des esclaves ».
C’est en dénonçant et articulant simultanément cette double exclusion, de race et de sexe, en établissant précisément que la domination était toujours hétérocentriste et raciale, que le mouvement féministe noir américain se formalise et s’institutionnalise au début des années 70 sous l’impulsion d’auteures telles qu’Angela Davis, Michele Wallace ou encore tel que le collectif radical Combahee River Collective. Les apports du mouvement sont aujourd’hui énormes. Changement de perspective au même titre que l’arrivée en France du concept de genre, les problématiques Black féminists (l’identité de femme comme étant forcément racisée, le concept de sororité, la notion de domination. etc.) ont mis à la disposition des chercheurs « des outils critiques et théoriques pour penser et lutter contre le racisme et le sexisme ». Elles ont également poussé le mouvement féministe français à faire un retour critique sur sa propre histoire, et son rapport au colonialisme et au racisme. « Pourquoi, lorsqu’ on parle de féminisme noir en Métropole, on pense tout de suite à l’Afrique ou l’Amérique ? Pourquoi est ce qu’on ne pose jamais la question de la dimension post-coloniale de la France ? », interroge Elsa Dorlin. L’actualité politique contemporaine n’est pas en reste. En 1982, les féministes afro-américaines s’institutionnalisaient en publiant un ouvrage collectif intitulé « Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes, mais nous sommes quelques unes à être courageuses ». Vingt-cinq ans plus tard, la candidature démocrate Hillary Clinton- Barack Obama, semble leur donner raison


Géraldine Sarratia

Black Feminism, textes choisis et présentés par Elsa Dorlin, l’Harmattan, 260 p.

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